- INDUSTRIE - La civilisation industrielle
- INDUSTRIE - La civilisation industrielleL’expression «civilisation industrielle» est d’un emploi récent. Pour préciser le sens employé ici, et l’importance que ce concept pourrait prendre dans l’avenir, un aperçu historique s’impose concernant l’origine et l’évolution des deux termes qu’elle contient. L’adjectif «industriel» vient du substantif «industrie». À l’origine, ce mot signifiait seulement «industrieux». Mais depuis des générations il désigne les mines, les usines, ainsi que les transports, les communications. Au commencement du XXe siècle, on attribuait en France à J. A. Chaptal (1756-1832) le premier usage de ce terme au sens actuel dans son livre De l’industrie française , paru en 1819. On sait maintenant que cette acception se rencontrait parfois au XVIIIe siècle et même avant, mais on ignore quand exactement le qualificatif a perdu son sens primitif. Aujourd’hui, on a tendance, surtout aux États-Unis, à appliquer cet adjectif à la plupart des activités productrices. Tout est industriel, y compris le cinéma et la télévision, et même la publicité, l’enseignement, la musique ou la peinture! Voilà pourquoi il semble normal d’appeler les sociétés actuelles des sociétés industrielles.Sous l’influence de Marx, et presque autant sous celle des économistes libre-échangistes, l’apparition des sociétés industrielles est considérée comme le résultat de la «révolution industrielle». Cette dernière expression paraît dater du début du XIXe siècle. Elle est peut-être d’origine française. Pourtant, c’est en Angleterre qu’Arnold Toynbee (l’oncle du célèbre historien) a situé la naissance de ce phénomène au XVIIIe siècle.Toynbee est mort jeune, en 1883, et n’a laissé qu’une esquisse de sa thèse sous forme d’une série de conférences, publiée en 1884 d’après les notes de deux auditeurs. C’est Paul Mantoux qui l’a développée dans La Révolution industrielle au dix-huitième siècle (1906). Un peu plus tard, sous l’influence des œuvres des Hammond qui faisaient autrefois autorité, la période s’étendant de 1760 (accession de George III au trône) à 1832 (First Reform Act) a été considérée comme l’époque par excellence de cette «révolution». Depuis lors la thèse selon laquelle les profonds changements qui ont engendré l’industrialisation datent du XVIIIe siècle et ont eu lieu en Angleterre conserve un grand nombre de partisans; la société industrielle serait l’enfant des facteurs économiques de source anglaise.Dans les langues occidentales, le mot « civilisation » paraît être d’usage plus récent que le mot «industrie». Il date vraisemblablement du milieu du XVIIIe siècle et a, lui aussi, changé de signification. Le marquis de Mirabeau est peut-être le premier à l’avoir employé, dans un ouvrage imprimé en 1757 (L’Amy des Hommes ou Traité de la population ). Il l’a défini plus tard dans un autre écrit: L’Amy des Femmes ou Traité de la civilisation (1766). «La civilisation d’un peuple est l’adoucissement de ses mœurs, l’urbanité, la politesse, et les connaissances répandues de manière que les bienséances y soient observées et y tiennent lieu de loix de détail... La civilisation ne fait rien pour la société si elle ne luy donne le fond et la forme de la vertu. C’est du sein des sociétés adoucies par tous ces ingrédients qu’on vient de citer, qu’est née la conception de l’humanité.»En somme, c’était apparemment un ensemble de qualités humaines se retrouvant dans tous les domaines de la vie qui donnait au mot sa résonance. Des hommes du XVIIIe siècle, comme Montesquieu et Voltaire, Hume, Adam Smith et Burke, Kant et Schiller, Franklin et Jefferson, crurent que leurs contemporains étaient en train de créer une société nouvelle, la Civilisation, et que les mœurs de cette société seraient finalement adoptées par toute l’humanité. Au XIXe siècle, l’idée survit chez Chateaubriand (1768-1848), chez Guizot (1787-1874), chez Tocqueville (1805-1859), même chez Spencer (1820-1903) au début de sa carrière.Les travaux ultérieurs ont modifié cette vision des choses. Pendant le XIXe siècle et le début du XXe siècle, les archéologues et les anthropologues reculèrent de plusieurs milliers d’années les origines des sociétés humaines, et de beaucoup plus l’origine de notre espèce. Leurs recherches ont renforcé les théories cycliques de l’histoire. Sous l’influence de Gobineau, et plus tard de Spengler et de Toynbee, on soutenait qu’il y a eu depuis le commencement de l’histoire un nombre considérable de civilisations – au moins vingt-six selon Toynbee; elles naissent; elles vivent; elles meurent.Néanmoins, pour certains, le mot civilisation garde un peu de sa signification originale du XVIIIe siècle, bien qu’elle soit largement dévalorisée. En effet, la plupart des savants d’aujourd’hui estiment que «le fond et la forme de la vertu» ont fort peu de rapports avec la «civilisation».Dans l’expression «civilisation industrielle» utilisée ici, le mot civilisation conserve sa première signification. En ce sens la civilisation n’a presque rien à faire avec l’économie politique, tandis que l’industrialisme est presque toujours expliqué en termes économiques. Or il s’agit de considérer les fondements de l’industrialisme dans la civilisation, de montrer que les sociétés industrielles actuelles sont rendues plus intelligibles quand on les situe non pas seulement dans l’histoire économique, mais dans l’histoire tout court. Dans cette perspective, la «révolution industrielle» se rattache aussi à la recherche de la vérité, de la beauté et de la vertu telle qu’elle a été poursuivie au XVIIIe siècle et auparavant.1. Naissance de la civilisation industrielleL’avènement de la civilisation industrielle crée pour l’humanité de tout autres conditions d’existence. Ce n’est pas la répétition sous une forme nouvelle des expériences des sociétés (civilisations) d’autrefois. Elle est associée à l’emploi des forces mécaniques comme à l’apparition des machines modernes et se caractérise par la conquête de la matière et de l’espace au moyen de techniques sans précédent.Les originesLa naissance de la civilisation industrielle, rappelle-t-on d’ordinaire, commence par une invention technique: celle de la machine à vapeur, au début du XVIIIe siècle; servant d’abord à évacuer les eaux des mines de charbon, elle ne fut perfectionnée et largement diffusée qu’à la fin du siècle.À ne considérer que les aspects économiques de l’histoire, l’idée de révolution industrielle telle que le premier Toynbee l’envisageait conserve sa valeur, mais la productivité n’a connu une mutation générale qu’autour des années 1785-1799. Alors seulement, le machinisme commence, en Grande-Bretagne, à conquérir les manufactures de coton avec l’invention du power loom par Edmund Cartwright, puis d’autres branches avec la nouvelle machine à vapeur rotative de James Watt désormais utilisable pour les industries de transformation; à la même époque, le puddling process de Henry Cort permet l’usage exclusif du charbon comme combustible pour la fonte du fer et pour toute la métallurgie.Cette révolution industrielle en Grande-Bretagne coïncide donc avec la Révolution française, dont les convulsions retardèrent la diffusion du nouveau progrès industriel en France et sur le reste du continent. Restée à l’abri des guerres et des violences, la Grande-Bretagne est devenue le modèle du triomphe des forces mécaniques utilisant l’énergie calorifique et de la croissance sans précédent de la production industrielle. Elle a conservé son avance sur les autres pays jusque vers 1860.Il est vrai qu’avant ce triomphe l’Angleterre était déjà (avec peut-être la Hollande) le pays le plus industrialisé, et le niveau de vie y était le plus élevé d’Europe, si on mesure celui-ci dans les termes statistiques de Colin Clark ou de Jean Fourastié. Cependant, la suprématie anglaise dans le domaine industriel ne doit pas être datée sans nuances du XVIIIe siècle, puisque de 1735 à 1785, c’est-à-dire jusqu’après la révolution américaine (dans laquelle la France a soutenu les États-Unis naissants), la production globale, et notamment la production sidérurgique, a connu une croissance plus rapide en France qu’en Angleterre. En revanche, dès avant le XVIIIe siècle, le niveau de vie des Anglais a dépassé celui des Français et de la plupart des autres Européens.Entre 1560 et 1640 avait eu lieu en Angleterre une première révolution industrielle, doublée d’une révolution agricole. Alors, pour la première fois en Europe, une nation adopta le charbon comme combustible pour le chauffage domestique et pour la création d’énergie dans les manufactures. Les chargements de charbon embarqué à Newcastle et à Sunderland sont passés d’environ 45 000 tonnes en 1564 à 520 000 tonnes en 1634. Chaque région d’Angleterre et d’Écosse, où l’on trouvait facilement de la houille, connut un développement analogue des ressources charbonnières. Sous Elisabeth Ire, Jacques Ier et Charles Ier, l’introduction dans les mines et dans plusieurs manufactures, surtout métallurgiques, de puissantes machines marchant à la force hydraulique et à la traction animale, le dessèchement des marais combiné à des méthodes nouvelles d’exploitation agricole, l’amélioration des moyens de transport par eau et par terre, ont énormément augmenté la production. Entre 1560 et 1640, le taux de croissance de la production des mines, des manufactures (y compris les industries métallurgiques, les salines, les verreries, les aluneries, les textiles, le bâtiment) montait, comme le taux d’accroissement de la production agricole, plus vite qu’à n’importe quelle autre époque précédant le XIXe siècle. À la même période, la population du pays doublait à peu près, mais croissait cependant beaucoup moins rapidement que le rendement industriel et agricole.C’est en raison de cette évolution économique que l’Angleterre du XVIIe siècle dépassa la France et les autres nations d’Europe pour devenir le pays le plus avancé du monde, si l’on en juge par le volume de production par tête; dans l’ensemble, elle conservera par la suite cette première place. L’unique précédent connu d’une telle révolution se trouve, non pas en Europe ou parmi les anciennes sociétés méditerranéennes, mais dans la Chine des Song. Aux XIe et XIIe siècles, les Chinois se servent couramment du charbon et de la fonte. Ils les utilisent pour le développement de l’industrie d’une façon assez semblable à celle des Anglais et des Écossais du XVIIe siècle. Mais cette révolution industrielle en Chine a tourné court. Elle n’a pas préparé, comme plus tard la première révolution économique de l’Angleterre, la voie à la civilisation industrielle. Comment s’expliquer cette différence?Pour mieux comprendre la prééminence technique des Occidentaux – qu’il s’agisse de la conquête de la matière ou de l’espace –, il faut déceler, en deçà des facteurs économiques et des explications matérialistes insuffisantes (Marx ou Alfred Marshall), le rôle de l’esprit humain dans le passé, dans le présent et dans l’avenir: la conception de la civilisation industrielle que l’on voudrait ici présenter offre un moyen de lui rendre la place qui lui revient.La «mentalité quantitative»En Europe et en Amérique du Nord, les données numériques ont aujourd’hui, dans la pensée et dans l’échelle des valeurs, une priorité qu’elles n’ont jamais eue auparavant. Ces préoccupations quantitatives paraissent avoir leur origine en Occident, où un intérêt nouveau pour la précision est apparu pendant la seconde moitié du XVIe siècle. Tout porte à croire qu’au cours du siècle qui suivit la Réforme, le souci d’exactitude dans la mesure du temps, de la quantité, des distances en vint à prédominer chez les Européens plus que jamais auparavant dans l’histoire.Rien de comparable en Chine, semble-t-il, à l’époque de l’essor industriel des Song. Cette différence suggère que la pensée quantitative n’est pas le résultat inévitable d’une révolution économique comme celle qui s’est produite en Angleterre entre 1560 et 1640. D’ailleurs la recherche de la précision, à cette époque, n’est pas, comme l’exploitation intensive des mines de charbon, spécifiquement anglaise. Elle est européenne.À partir du XVIe siècle et surtout depuis le commencement du XIXe siècle, la statistique et les instruments de précision jouèrent un rôle de plus en plus grand dans le développement des mines, des usines et des transports. De nos jours, une influence indirecte de la mentalité quantitative, par le biais des sciences expérimentales, est encore plus sensible pour la technologie. À long terme, les sciences nouvelles constituèrent dans les sociétés occidentales un facteur primordial de révolution, tandis que la Chine, malgré ses impressionnantes inventions technologiques, ne semble pas avoir pris conscience des sciences nouvelles et de leur application avant le XXe siècle.La période décisive pour la pensée scientifique peut se situer en Occident entre 1570 et 1660; la science s’y constitue alors en discipline différente de ce qu’elle était auparavant partout dans le monde. Selon le mot de Whitehead à propos de l’époque des Gilbert, Galilée, Brahé, Kepler, Harvey, Descartes, Fermat et du jeune Newton: «Depuis qu’un enfant naquit dans une crèche, on peut douter qu’une si grande chose se soit produite avec si peu de bruit.» Pendant les quatre siècles qui ont suivi 1570, la pensée scientifique introduite en Europe à la fin du XVIe siècle et pendant le XVIIe a conquis les esprits éclairés.L’importance donnée à l’observation et à l’expérience comme seules sources valables de toute proposition scientifique était partie intégrante de la révolution scientifique. Elles se conjuguaient avec le souci non moins urgent de la précision. Ce souci, introduit dans le calcul, produisit des résultats immenses. Par exemple, c’est grâce à la précision de Brahé, plus grande que celle des Arabes, que Kepler, sur la base de ses observations, put montrer que le mouvement des corps célestes était elliptique et non circulaire, comme Copernic l’avait supposé.Peut-être encore plus fondamentale que la recherche d’une précision toujours plus rigoureuse, une nouvelle façon d’aborder mathématiquement les phénomènes physiques avait vu le jour, issue de la «mentalité quantitative». Dès le début du XVIIe siècle, on découvrit que l’univers matériel était une sorte de livre écrit en langage mathématique, livre progressivement déchiffré grâce aux mathématiques de Descartes, Desargues, Fermat, Roberval, Pascal et Newton. Ainsi peut-on résoudre, pour la première fois, bien des problèmes soulevés par les Anciens Grecs. Cette mathématique donnait la clé des mystères jusqu’alors impénétrés, et le progrès des mathématiques n’a pas cessé depuis.La prévision des merveilles rendues possibles par les nouvelles sciences n’est pas une innovation moderne. On les présentait au XVIIe siècle déjà. Les «futuribles» de cette époque n’étaient pas organisés comme aujourd’hui. Il n’y avait pas alors de spécialistes de la prévision. Mais des esprits avertis se rendaient compte, depuis l’époque de Shakespeare et de John Donne, de la possibilité de voyager en sous-marin et en avion, d’atteindre le pôle Nord et même la Lune. Dans la troisième édition de The Discovery of a World in the Moon , paru en 1640, John Wilkins (1614-1672), évêque anglican et l’un des fondateurs de la Royal Society, ajouta un appendice intitulé The Possibility of a Passage Thither , projet qui n’a été exécuté que trois cent trente ans après. Plus tôt encore, en 1596, trois cent cinquante ans avant la bombe atomique, le mathématicien écossais John Napier, inventeur des logarithmes, prétendit avoir le secret d’un engin capable de supprimer la vie sur une surface de plusieurs kilomètres carrés.La portée pratique de la révolution scientifique n’a d’ailleurs pas échappé aux philosophes de l’époque. Dans Le Discours de la méthode (1637), Descartes a deviné (comme Francis Bacon peu avant dans La Nouvelle Atlantis ) que les nouvelles sciences permettraient aux hommes de l’avenir d’utiliser «la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans..., et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature».Pourtant, malgré ces visions anticipatrices, le progrès des sciences appliquées est resté pendant longtemps assez lent. Vus dans la perspective d’un homme d’aujourd’hui, l’Europe occidentale, comme l’Amérique, n’ont guère avancé qu’au pas jusqu’aux environs de 1785.À vrai dire, l’historien doit-il regarder l’histoire occidentale comme un progrès linéaire? La façon de juger le progrès humain a énormément changé depuis le XVIIIe siècle, sous l’influence du très rapide accroissement de la population et de la croissance fantastique du volume de la production. Ces phénomènes, qui n’ont eu aucune influence sur nos ancêtres, ont, au contraire, joué un rôle immense dans la formation de nos contemporains.Des penseurs morts à la veille de la Révolution française – comme Montesquieu, Voltaire, Hume ou Adam Smith – considéraient leur époque, et même ce que Voltaire appelait le «siècle de Louis XIV» (1643-1715), comme une période de progrès exceptionnel. Selon Adam Smith, l’Occident avait atteint avant 1776, date de publication de son livre célèbre (The Wealth of Nations ), l’ère du progrès indéfini (the progressive state ) par opposition aux époques de stagnation ou de régression (the stationary or the declining state ).À cette époque, la courbe modestement montante mais en expansion presque continue du volume de la production se doublait d’une augmentation de «belles choses» qui échappe aux statistiques. Cette «économie qualitative» tendait à freiner l’accroissement quantitatif, mais contribua en même temps à fonder l’optimisme des penseurs du XVIIIe siècle.Le progrès qualitatifVers 1827, le romancier sir Walter Scott publia, sous forme de récits à son petit-fils, une histoire de l’Écosse. Ce livre fut reçu par le public avec un enthousiasme analogue à celui qu’avait rencontré Ivanhoé . L’arrivée de «la civilisation» joue un rôle historique important dans ces écrits. Scott estimait qu’en Grande-Bretagne le règne de Jacques VI d’Écosse (1566-1625) qui, sous le nom de Jacques Ier, succéda à Elisabeth Ire sur le trône d’Angleterre amorçait une orientation historique tournée vers des mœurs moins violentes et vers le règne de la raison comme arbitre de la vie de la société. Ce tournant est à peu près contemporain de la première révolution économique anglaise. Mais, comme les grandes innovations de la même époque dans les sciences expérimentales, les modifications apportées aux mœurs n’étaient pas l’apanage de l’Angleterre, à la différence de la plupart des inventions reposant sur l’utilisation du charbon.L’élévation du niveau de vie en Angleterre, qui suivit l’essor d’une économie quantitative industrielle et agricole entre 1560 et 1640 environ, contribua sans doute à l’adoucissement des mœurs. Il en fut de même pour la paix dont jouit la Grande-Bretagne pendant la majeure partie de cette période.La nouvelle politesse à vrai dire était, à l’origine, plus française qu’anglaise; le «salon» est une création du commencement du XVIIe siècle, et la «tendresse de cœur» fut aussi introduite par saint François de Sales et saint Vincent de Paul. Même les guerres de religion n’empêchèrent pas, sur le Continent, dès le début du XVIIe siècle, surtout en France mais aussi en Hollande et plus tard en Allemagne, des innovations heureuses dans l’artisanat, les beaux-arts et la musique, qui avaient leur répercussion dans la vie quotidienne.La femme prenait une influence de plus en plus grande à la fois sur le genre de vie et sur la pensée. L’«amour-passion», que Stendhal aurait dû appeler «le miracle de la civilisation», et dans lequel l’amour profane s’unit à une vision de l’amour divin, est aussi une invention du XVIIe siècle, comme en témoigne L’Astrée d’Honoré d’Urfé. En évoquant un sens nouveau de la dignité et de la douceur féminine, on introduisit une certaine délicatesse dans la vie quotidienne.Le raffinement des mœurs influence la demande des consommateurs et le travail des gens de métier. Si, selon une tendance assez générale depuis le XIXe siècle, on traite le taux de rendement comme un signe certain de progrès, l’économie qualitative de l’Ancien Régime pourrait paraître retardataire. Créer des chefs-d’œuvre et produire du confort en quantité croissante demande beaucoup de temps. Le rythme de travail, tel qu’il est représenté dans l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1766), est dicté par la nature de l’ouvrage, parce que l’ingéniosité se donne comme but un perfectionnement continuel, ce qui allait à contre-courant, semble-t-il, de la fabrication d’articles à meilleur marché, objectif principal des grandes inventions mécaniques du XXe siècle.On oublie parfois que le mot invention a, chez Racine, comme cent ans plus tard chez Diderot (1713-1784), codirecteur de l’Encyclopédie avec d’Alembert, une signification artistique et artisanale. L’économie qualitative de l’Ancien Régime reposait sur de telles inventions. Le progrès mesuré et équilibré, qui se répandit en Europe au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, était commandé avant tout par la recherche de l’agrément et de la beauté. L’expression la plus parfaite de cette recherche se trouve peut-être dans quelques toiles de Vermeer et dans la musique de Mozart. Le rayonnement de tels chefs-d’œuvre se perçoit dans l’ameublement, les instruments de musique et toutes sortes de décorations de l’époque baroque, créations de cette «économie de qualité». Entendre par exemple des partitions de Mozart dans un grand salon, entouré des meubles et des décors de l’époque – par exemple au Redoutensaal à Vienne – ajoute au sentiment de leur perfection.Ce style de vie, accordé à l’artisanat et aux beaux-arts qu’il stimulait, fit entre 1660 et 1780 la conquête de l’Europe, y compris celle des îles Britanniques, et pénétra jusqu’en Russie. Il se répandit dans les colonies d’Amérique du Nord. Bien sûr c’était une élite qui jouissait pleinement de cette économie, mais cette élite eut une grande influence sur l’histoire qui a préparé la révolution industrielle de 1785 à 1860.Un tel progrès qualitatif se combina avec le progrès quantitatif réalisé en Grande-Bretagne par la révolution économique de 1560 à 1640. Les Français et les autres peuples continentaux du XVIIIe siècle adoptèrent l’efficacité et la solidité des fabrications anglaises; on appliqua aux mines et aux fabriques françaises des méthodes d’exploitation «à l’imitation de l’Angleterre». Sur le plan constitutionnel, depuis Colbert et même Richelieu, mais surtout après les années 1730-1740, la France suivit l’exemple de l’Angleterre, où, après les conflits politiques qui opposèrent le roi au Parlement de 1603 à 1660, le libéralisme économique soutenait l’entreprise privée.Pendant et surtout après leur guerre civile, les Anglais ont beaucoup appris à leur tour des peuples continentaux dans le domaine des beaux-arts – architecture, peinture, sculpture, gravure –, des métiers artisanaux ainsi que de l’élégance et de la douceur de vivre. Jusqu’à la Révolution française et à l’éclosion des forces mécaniques en Angleterre, c’est-à-dire jusque vers 1685-1789, tout l’Occident, ou du moins l’Europe, semblait en bonne voie de devenir une grande société homogène sous l’égide du commerce, du goût et des bonnes mœurs. Comme l’écrivait Edmund Burke (1730-1797), on trouvait dans les États européens «un système de mœurs et d’éducation à peu près uniforme...» Ce système «adoucissait, mélangeait et harmonisait les couleurs de l’ensemble; .... il en résultait qu’aucun citoyen d’Europe ne pouvait se sentir tout à fait en exil dans aucune partie de ce continent... Quand un homme voyageait hors de son pays, il ne se sentait jamais tout à fait à l’étranger».L’application de la pensée scientifiqueDès le commencement du XVIIe siècle, les sciences nouvelles étaient au service de la perfection artistique. La clarté, l’élégance et l’ordre, cultivés chez les mathématiciens, guidaient l’évolution de l’architecture, de la peinture et de la musique de l’époque dite «classique». L’habileté des artisans employés en France dans les ateliers des manufactures royales et des manufactures privilégiées (c’est-à-dire celles qui étaient protégées par l’État) a dû beaucoup, peut-on penser, à une discipline d’esprit, fruit, elle aussi, de la révolution scientifique.Les historiens ont, depuis longtemps déjà, cherché à saisir l’incidence de la révolution scientifique sur le progrès de l’industrialisation, cependant leur attention s’est limitée aux inventions agissant sur les coûts de revient, en premier lieu aux inventions des machines modernes. Il resterait à préciser en quel sens l’économie qualitative, ainsi que l’évolution des mœurs et de la pensée, a contribué au progrès du machinisme, devenu décisif pour la première fois au XIXe siècle.La tentation de mettre en application les découvertes scientifiques pour réduire les prix de revient industriels et agricoles remontait au début de la révolution scientifique, en Angleterre surtout qui avait l’expérience d’une première révolution économique. Celle-ci posait avec urgence des problèmes technologiques, comme le pompage des mines, le drainage des marais, le transport par voie de terre d’importantes quantités de charbon et la fonte du fer au moyen de ce combustible. Puisque la solution de ces problèmes fut retardée en grande partie jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les historiens des sciences et de la technologie ont affirmé que longtemps après la révolution scientifique peu de liens existaient entre les savants et l’économie pratique.Cette thèse demande aujourd’hui une révision. Malgré l’absence de résultats spectaculaires dans l’«économie de quantité» avant les années 1780 environ, des liens intimes se sont établis, en Angleterre surtout, pendant la première révolution économique, entre les savants d’un côté et les experts économiques – fermiers, artisans, mécaniciens, etc. – de l’autre. Les hommes de science qui ont formé la Royal Society dès la guerre civile en Angleterre (c’est-à-dire avant même l’établissement par le roi en 1660 de cette société) ont sollicité des ouvriers et fermiers, des rapports sur leurs expériences pratiques et leurs problèmes techniques. Par conséquent, il y eut entre la pensée et le travail manuel des rapprochements jusqu’alors difficilement concevables en raison du cloisonnement rigide entre professions «libérales» et «serviles» existant au Moyen Âge et même à la Renaissance. C’est en vertu de ce rapprochement du travail manuel et de la pensée des natural philosophers que la révolution scientifique contribua au progrès des sociétés industrielles telles qu’on les conçoit de nos jours.Un tel progrès est à plusieurs titres ambivalent. D’une part, il est gros de méfaits pour l’humanité mais, à cet égard, le sentiment a plutôt évolué du pessimisme à l’optimisme. D’autre part, on constate qu’il est plus encore conséquence que cause d’une mutation qualitative dans les valeurs et dans les esprits.Dans le domaine des sciences expérimentales, des inventeurs, tels Napier, Boyle et Newton, redoutaient les conséquences pratiques de leurs découvertes et de celles de leurs contemporains et successeurs – conséquences qu’ils ont pressenties plus clairement encore que Bacon et Descartes. Les savants de cette époque ont eu peur de la nature humaine, de son penchant à faire du mal. Conscients de ce que l’application de géniales découvertes scientifiques pourrait faciliter un holocauste, ils hésitaient à munir les hommes de moyens plus efficaces de destruction.Les scrupules des savants du XVIIe siècle concernant les conséquences néfastes probables de l’application des découvertes scientifiques se sont largement estompés durant le XVIIIe siècle, grâce en partie au «progrès qualitatif». L’unité de l’Occident, telle qu’elle est apparue à l’esprit de Burke, donnait aux penseurs de l’époque une confiance nouvelle en l’homme et son avenir. Du temps de Voltaire (1694-1778) et de Hume (1711-1776), les libres penseurs gagnèrent une respectabilité et une influence inconnues en Europe depuis le haut Moyen Âge. La Civilisation que l’on croyait en gestation se préoccupait de moins en moins du péché et du mal comme agents de l’histoire, et fondait son optimisme sur la confiance mise dans le pouvoir de la morale; l’apogée de ce mouvement de pensée est représenté par la philosophie de Kant (1724-1804); celui-ci affirmait qu’en dépit de l’infirmité inhérente à la nature humaine, les hommes sont capables d’agir en tendant à la perfection morale; leurs facultés rationnelles s’élèvent au-dessus de leur condition matérielle et de leurs intérêts particuliers, ce qui leur permet de saisir, partiellement au moins, les principes absolus du droit et de la justice. Un monde guidé par ces principes pourrait alors prévaloir.L’optimisme du siècle des Lumières rassurait les savants. C’est à l’époque de Réaumur (1683-1757) que commence cette alliance de la science et de la technologie, si lourde de conséquences pour toute l’humanité. Vers la fin du XVIIIe siècle, l’application des découvertes scientifiques s’imposa comme un facteur important de stimulation du rendement. En Grande-Bretagne surtout, des hommes de science, et aussi des chefs d’entreprise de formation scientifique comme Watt, ont contribué entre 1785 et 1860 à l’application des sciences nouvelles au progrès des machines à vapeur, des industries chimiques et de bien d’autres industries. La contribution capitale des découvertes scientifiques à la conquête matérielle du globe et de l’espace, pendant le dernier siècle, n’échappe à personne.L’application de la pensée scientifique nouvelle au perfectionnement artistique n’a pas soulevé de soucis. Les tableaux et les dessins, les gravures, les beaux meubles, les instruments de musique, étaient peu dangereux! Les décorations dont les artistes et les artisans ornaient les canons, toutes les armes à feu et les bateaux de guerre, ont plutôt diminué l’efficacité des armements. En même temps qu’on rebâtissait l’Europe en style baroque, les inventions artistiques contribuaient à la limitation de la guerre.Au total, la société industrielle contemporaine a ses origines dans la révolution scientifique de 1570-1660. Et ce fut en partie la quête du beau et du bien qui prépara le terrain au «progrès quantitatif» sous l’égide des connaissances et des méthodes scientifiques. Une «vision de civilisation» précéda la révolution industrielle et facilita sa mise en œuvre. C’est cet enchaînement chronologique qui justifie l’emploi de la formule «civilisation industrielle». La civilisation, créée en Europe et en Amérique du Nord entre le XVIe et le XIXe siècle, accrut considérablement le pouvoir de l’homme sur la nature. L’origine en fut autant à une rénovation de l’esprit et du cœur qu’aux forces impersonnelles chères à la fois aux marxistes et presque au même degré aux économistes orthodoxes.2. Triomphe de l’industrialisationConquête du monde matérielLa mécanisation rapide des mines et des manufactures qui commence en Grande-Bretagne à la fin du XVIIIe siècle a progressé depuis dans toutes les directions et sous toutes les latitudes.Grâce à la machine à vapeur on créa, après les guerres napoléoniennes, de nouveaux moyens de transport. Auparavant on se contentait de creuser des canaux; il existait un trafic considérable par voies d’eau à la veille de la révolution industrielle. Il s’agissait d’un transport à une allure tranquille, qui convenait à l’économie du XVIIIe siècle, au «progrès qualitatif». Les péniches étaient halées par des chevaux, des bœufs ou des hommes.Vois sur ces canauxDormir ces vaisseauxDont l’humeur est vagabonde...Le transport par canaux ne demandait aux bateliers et batelières que peu ou pas de maniement mécanique. Puisqu’ils habitaient leur cabine en famille, c’était aussi, comme la plupart du travail de métier, du travail à domicile!Dans la première moitié du XIXe siècle, le chemin de fer connut une expansion prodigieuse. Dès 1860, les principales voies ferrées étaient construites ou du moins en chantier dans presque tous les pays d’Europe; de même aux États-Unis. À partir de ce moment, la capacité des wagons de voyageurs et de marchandises ne cesse d’augmenter.À peu près en même temps, le navire à vapeur faisait son apparition, et ceux qui, dans leur enfance, n’avaient connu que les bateaux à voile, pouvaient, à la fin de leur vie, contempler des flottes de transatlantiques transportant les voyageurs et le fret de tous les ports d’Europe et d’Amérique.À la veille de la guerre de 1914, l’automobile était devenue assez commune aux États-Unis, et les frères Wright avaient fait l’essai du vol en avion. À la fin du XIXe siècle, les machines de toutes sortes employées dans les usines et les transports s’étaient tellement multipliées, que, en dépit d’une extraction charbonnière mondiale qui se développa de un à cent en quatre-vingts ans, il fallut trouver des sources d’énergie complémentaires: l’hydro-électricité et le pétrole. Sous la conduite de Ford, les États-Unis prirent le pas sur tout autre pays dans la course à la fabrication en série. En Europe, entre 1871 et 1914, le nouvel empire allemand dépassa la Grande-Bretagne en efficacité technologique et en productivité globale.Un demi-siècle plus tard, dans les années soixante, on refit entièrement le réseau routier des pays occidentaux pour répondre aux besoins d’un trafic de millions de voitures particulières, de camions et de cars. On essaie maintenant d’introduire de nouveaux moyens de transport rapides pour concurrencer non seulement les automobiles mais les avions eux-mêmes, si nombreux qu’un problème de circulation aérienne commence à se poser.Des génies comme Einstein, Rutherford, Bohr, Broglie, Fermi ont découvert, à la suite de recherches entreprises depuis le commencement du XXe siècle, de nouvelles sources d’énergie. Les forces nucléaires se sont révélées capables non seulement d’ajouter au progrès du rendement quantitatif, mais de détruire virtuellement la vie. Conséquence aussi du progrès quantitatif, la masse humaine exposée à cette destruction est maintenant trois fois plus nombreuse qu’il y a cent cinquante ans. C’est aux États-Unis qu’elle a augmenté le plus vite. De 1800 à 1950, les habitants de l’Amérique du Nord passèrent de six millions à plus de deux cents millions.Avant la révolution industrielle, les villes européennes de plus de deux cent mille habitants étaient rares. Il n’y en avait que deux: Londres et Paris. Aux États-Unis, vers 1790, la ville la plus peuplée, Philadelphie, n’atteignait pas encore cinquante mille habitants. Depuis, une partie importante de la population mondiale s’est concentrée dans des agglomérations gigantesques. La moitié des habitants du Yucatán habitent maintenant Mérida. En 1970, il y a déjà des agglomérations de plus d’une dizaine de millions d’habitants et beaucoup qui dépassent le million. Toutes ces villes dépendent pour leur existence – logement, équipement, alimentation – de la fabrication en série, c’est-à-dire d’un mode de production qui n’existait pas dans l’Europe «éclairée» de Diderot et d’Alembert.En France (où, avant la guerre de 1939, l’industrialisation n’avait fait, en comparaison avec les États-Unis, l’Allemagne et la Grande-Bretagne, qu’un progrès modéré), la résistance au machinisme est surmontée, même en agriculture. Le Japon est devenu, presque subitement, un des pays les plus industrialisés du monde. Depuis deux décennies, la Russie commence à l’être. L’industrialisation est en train de séduire beaucoup de peuples du monde dit sous-développé. Les machines modernes, la fabrication en série, commencent à conquérir les anciens pays de culture raffinée, tels que la Chine, qui depuis peut-être deux mille ans possède la population globale la plus nombreuse. En Afrique où, avant 1920, il n’existait pratiquement qu’une économie d’échange, l’industrialisation se répand de façon évidente. On y dégage des sources nouvelles de combustibles. Il n’existe plus d’île lointaine qui échappe au progrès prévu par Bacon dans La Nouvelle Atlantis. Les hommes, comme J. Wilkins le prévoyait, ont pénétré les régions polaires et atteint la Lune, mais on est loin d’être sûr qu’ils y trouvent des conditions favorables à une émigration massive. On peut craindre que, si le taux de natalité ne se ralentit pas sur notre planète, il n’y reste bientôt que des places «debout seulement».Les communications et les distractions, elles aussi, sont mécanisées pour la plupart. Les câbles sous-marins datent du XIXe siècle. La télégraphie sans fil et le téléphone sont depuis longtemps des moyens de communication courants. Le théâtre et les concerts souffrent de plus en plus de la concurrence du cinéma, de la radio et de la télévision. Dans les affaires et la finance, l’automation poursuit ses conquêtes. Les «employés de bureau» d’ancien style mènent une lutte inégale contre les ordinateurs.En 1872, Jules Verne prédisait «le tour du monde en quatre-vingts jours». Peu de ses premiers lecteurs le prirent au sérieux; aujourd’hui, le circuit peut se faire en quelques heures. Toutes les parties du globe sont accessibles avec la même rapidité. Mais, malgré les expéditions spectaculaires vers d’autres planètes, nous vivons dans un monde à huis clos.Industrialisation et progrès de civilisationEt la civilisation? Qu’est-elle devenue avec l’essor de la machine? En Grande-Bretagne, jusqu’autour de 1860-1870, l’influence de la délicatesse sentimentale et de la pensée rationaliste était sûrement profonde. Peut-être aucune littérature n’a-t-elle reflété une société aussi polie et civilisée que celle présentée par les romans de Jane Austen (1775-1817), tous publiés entre 1811 et 1818. On n’y trouve presque aucun écho des conflits qui ont ravagé le continent européen, et rien n’est dit de la guerre de 1812 avec les États-Unis. Cette jeune femme de génie dépeint un petit monde qu’on peut comparer à celui de Madame de Lafayette ou à celui des Lettres de Madame de Sévigné. Quoique moins brillant, l’univers de Jane Austen ne manque ni de style, ni d’élégance. Il est plus tranquille, plein de noblesse. Ce monde se reflète dans la littérature anglaise tout au long du XIXe siècle; on le trouve chez Anthony Trollope (1815-1882). Il est beaucoup moins corrompu, beaucoup moins vicieux que le milieu bourgeois peint par Balzac (1800-1850).La vie que présentent ces romans anglais est loin d’être un conte de fées. Sa réalité historique est si incontestable qu’aux yeux de certains les Anglais étaient le seul peuple vraiment civilisé! On peut discuter la proposition mais elle n’est pas absurde.La douceur des mœurs, qui selon Montesquieu devait se répandre avec le progrès du commerce, s’accrut vraisemblablement avec le progrès de l’industrialisation, non seulement en Angleterre et en Écosse, mais en Nouvelle-Angleterre. Pendant plusieurs décennies, la révolution industrielle stimula la civilisation à un tel degré qu’on en arriva à les confondre. Un prix Nobel anglais prétendait qu’on peut mesurer le progrès par la quantité d’énergie calorifique transformée en force motrice (heat energy turned into mechanical power ) disponible par tête!Entre 1815 et 1848, l’histoire politique sembla justifier cette opinion. En Europe, ce fut une période de stabilité et de concorde internationale – période qui s’est prolongée jusqu’en 1914. Avant la guerre franco-prussienne de 1870, on pensait que le nouveau progrès industriel était un instrument de paix. Cette idée formait le fond de la doctrine d’Auguste Comte; elle n’était pas étrangère à sa philosophie positiviste, ni à une pensée comme celle qu’Herbert Spencer développa vers 1850. Pour eux et leurs disciples, la relève de la société militaire par la société industrielle était dictée par une loi naturelle.Vers des luttes nouvelles et massivesEn dépit de ces théories, il y eut, en Angleterre spécialement, pendant la première moitié du XIXe siècle, des émeutes de plus en plus inquiétantes. Cette agitation ouvrière émut beaucoup Disraeli (1804-1881), un des fondateurs du Parti conservateur en Grande-Bretagne. Au début de sa carrière politique, dans un roman publié en 1845, Sybil or The Two Nations , il chercha à réconcilier ces deux nations, celle des riches et celle des pauvres.Il y avait déjà eu des esprits pour penser que la lutte économique et sociale pourrait être résolue comme par enchantement par la diffusion de la prospérité. Cette thèse doit beaucoup à Jeremy Bentham (1748-1832) dont le nom est associé à une formule autrefois fameuse: «Le plus grand bonheur pour le plus grand nombre.» Comme instrument de civilisation, cette formule est faible. La philosophie de Bentham n’a rien fait pour la propagation des qualités individuelles parmi les pauvres ou les riches. Elle n’a en rien contribué à humaniser le travail. Au contraire, l’amour du travail recula avec la mécanisation, surtout dans les pays les plus industriels, et d’abord en Angleterre. La réconciliation des riches et des pauvres, qu’envisageait Disraeli, demeura un vœu pieux. La lutte des classes s’exacerba.En 1848 naquit la pensée la plus dynamique du dernier siècle, celle de Karl Marx, pensée dont une des sources est l’économie politique anglaise. Pour Marx et ses disciples, le développement du capitalisme, favorisé par la mécanisation du travail et l’augmentation du rendement, était en train d’opposer inéluctablement travailleurs et bourgeois. La lutte des classes et le renversement du capitalisme s’annonçaient nécessaires.Marx avait espéré que le triomphe des prolétaires conduirait à la paix internationale. Un tel résultat ne s’est pas produit. Au contraire, un culte de la violence est né vers la fin du XIXe siècle, et est devenu commun à toutes les classes au début du XXe, surtout dans les pays les plus industrialisés où les mineurs et autres ouvriers constituaient un élément moteur de la revendication sociale. En même temps les luttes raciales – surtout aux États-Unis entre Blancs et Noirs – mais aussi entre Occidentaux, Asiatiques, Arabes ou Africains, ont contribué à l’explosion des conflits.Ainsi, la nouvelle abondance n’a pas conduit forcément à la paix. L’accroissement de la population et l’élévation accélérée de la production ont été mobilisés en 1914, et de nouveau en 1939, pour la guerre totale. L’industrialisation a rendu possible une machine de guerre telle que l’humanité n’en avait jamais connu auparavant. L’assassinat en masse est devenu possible. La fabrication en série fournit le modèle pour la tuerie en série, perfectionnée par les nazis pour assouvir leur rêve de domination universelle. Avec le progrès extraordinaire des sciences expérimentales, mis à la disposition de la technologie, la menace redoutée depuis la révolution scientifique est à nos portes.Depuis le début du siècle et les deux guerres mondiales, la technologie et les sciences expérimentales et sociales ont créé autant de problèmes qu’elles en ont résolu. L’accroissement du rendement a peu contribué à une redistribution plus équitable des richesses mondiales. La concentration de la population dans les agglomérations urbaines proliférantes entraîne une multiplication des déchets et des facteurs de pollution qui empoisonnent l’atmosphère, au point de compromettre la vie elle-même. La spécialisation du savoir et de la pensée a beaucoup enrichi les connaissances. Mais elle est plutôt un désastre pour la sagesse. Avec le morcellement du savoir, la capacité d’envisager l’expérience comme un tout tend à se perdre. Il est devenu plus difficile qu’il ne l’était de respecter la dignité humaine.Ce n’est pourtant pas le moment de désespérer. L’expérience des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles montre qu’il y a des individus capables, par leur volonté et leur probité, de fonder la civilisation. Ils ont indiqué le chemin. Pour la première fois, la violence collective est devenue un luxe que l’homme ne peut plus se permettre. Il y a aujourd’hui un excédent de tout, sauf de sagesse, de beauté, de joie et d’amour. L’homme industrialisé a le choix entre le néant et une civilisation plus profonde que celle héritée du XVIIIe siècle.
Encyclopédie Universelle. 2012.